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Faut-il en finir avec la méritocratie ? Un philosophe américain remet ce système en cause depuis 2021

Le Déclic Philo de Bertrand Henne

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Par Bertrand Henne

La méritocratie, telle qu’on la conçoit dans nos sociétés libérales détruirait nos démocraties. C’est une thèse formulée par le philosophe américain Michael Sandel. Doit-on repenser la manière de percevoir le mérite ? Analyse.

La méritocratie se définit comme un système politico-économique qui entend placer le mérite au cœur du projet de société. Le mérite est récompensé par des salaires ou des positions sociales plus élevés. Mais le mérite est aujourd’hui remis en cause aux États-Unis. Michael Sandel, un des plus importants philosophes américains actuels, a écrit un best-seller de la philosophie en 2021 : La Tyrannie du mérite.

Le mérite, l’opium de l’élite

Dans son livre, Sandel expose que la crise de la démocratie, le rejet du politique, l’élection de Donald Trump, l’explosion du populisme sont alimentés par l’idée du mérite, par la méritocratie.

Généralement, on explique que c’est l’explosion des inégalités qui a produit ce ressentiment. C’est une thèse défendue par de nombreux progressistes.

Michael Sandel est aussi un progressiste, mais il dit que ce ne sont pas les inégalités qui posent problème mais plutôt le discours qui les justifie. L’idée que les salaires, les patrimoines, les positions sociales reflètent l’effort, le risque, l’engagement que les individus ont mis dans leur travail, leurs études, leurs projets. L’idée que la société valorise le mérite personnel, que la valeur travail paie : plus on travaille, plus on exploite ses talents, plus on est intelligent, plus on a du mérite et plus on gagne. C’est le discours qui domine aux États-Unis, tant chez les républicains que chez les démocrates. En Belgique, il est aussi dominant.

Pourtant, Sandel considère que ce discours est destructeur. Il serait même, selon lui, responsable de l’effondrement de la démocratie parce que le mérite a deux faces : il valorise autant qu’il dévalorise. Ceux qui ne réussissent pas, ou pas autant qu’ils le voudraient, sont ramenés à leur responsabilité personnelle. Si la réussite est liée au mérite, ceux qui restent dans le bas de l’échelle sociale considèrent assez logiquement que c’est de leur faute.

Michael Sandel le montre, en citant de très nombreuses études en sociologie, la réussite est liée à beaucoup d’autres facteurs que le mérite : la naissance (l’oreille absolue pour un musicien, la beauté pour un mannequin), le milieu dans lequel on a grandi (famille de diplomates ou d’ouvriers), la chance. Bref citer à tout bout de champs le mérite est insultant pour ceux qui ne réussissent pas. En résumé, le mérite est l’opium de l’élite. Ce discours de justification de l’injustice produit un ressentiment massif contre ceux qui ont réussi : les élites.

© Getty Images

Un bon salaire ne signifie pas un plus grand mérite

La sociologie a certes montré depuis longtemps les limites du mérite, mais Michael Sandel démontre en plus que le mérite n’a aucune fondation philosophique solide, en particulier chez les philosophes libéraux, qui basent leur philosophie sur l’autonomie de l’individu.

Il montre que par exemple, même Hayek, qui est un radical, un des pères du néolibéralisme, ne pensait pas du tout que le salaire récompensait le mérite. Hayek montrait déjà très bien que cela n’avait aucun sens de dire qu’un influenceur sur TikTok méritait plus qu’une infirmière. En tant que libéral conséquent, Hayek considérait que chacun avait sa définition du mérite, et refusait qu’on en impose une en particulier. Car Hayek considère que le marché détermine une valeur commerciale, il ne récompense pas le mérite. Or, tout se passe comme si dans le discours actuel des libéraux, la valeur du marché récompensait le mérite.

Comment donner une valeur au mérite dans une économie de marché sans tomber dans la méritocratie

C’est pour cette raison que dans La Tyrannie du mérite, Michael Sandel appelle à extraire le mérite du marché. Mais les solutions qu’il propose ne sont pas très évidentes. Il ne dit pas qu’il ne doit plus y avoir des inégalités de salaires, il ne dit pas non plus qu’il faut abandonner le mérite. Mais il dit, qu’il faut que le débat politique permette de redéfinir le mérite. Nous devons collectivement nous réapproprier le mérite. Pour Sandel, le mérite ne doit pas être défini uniquement par la valeur commerciale, ce qui fonde le mérite c’est la participation au bien commun.

Sur ce dernier principe, Sandel reste assez large : c’est le débat public qui doit fixer ce que signifie participer au bien commun. Mais le résultat, c’est que le marché du travail ne doit plus seulement rémunérer le labeur par un salaire mais permettre de reconnaître publiquement la contribution de chacun au bien commun.

On peut penser par exemple aux infirmières durant le covid. Reconnaître publiquement la contribution de ces métiers est déjà une partie du processus. Mais la question qui reste grande ouverte est la suivante : est-ce que cette reconnaissance peut advenir si on vit dans une société ou une infirmière gagne 1000 fois moins par mois qu’un joueur de foot ?

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