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"Mawda : autopsie d’un crime d’État" : une bande dessinée sous forme de brûlot

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Par Ena Billenne pour Les Grenades

Dans Mawda : Autopsie d’un crime d’État, qui sort ce 6 mars, Manu Scordia taille le portrait de notre justice et nos institutions, sans en adoucir les contours.

La nuit du 17 mai 2018, Mawda, deux ans, décède d’une balle dans la tête alors que des policier·ères poursuivent une camionnette transportant des migrant·es sur une autoroute belge. L’auteur revient sur cette affaire dans sa dernière bande dessinée et raconte le parcours d’Ali Shamden et Amir Phrast depuis la mort de leur petite fille. Les Grenades l’ont rencontré.

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Est-ce que vous pourriez vous présenter ?

Je m’appelle Manu Sordia, je suis un dessinateur et auteur de BD mais pas seulement… Je fais des illustrations pour différentes revues et aussi des expositions. Ma démarche en tant que dessinateur est vraiment d’utiliser le dessin comme un outil politique, je suis dessinateur mais je suis surtout quelqu’un qui est engagé politiquement. Mon travail de dessin, je l’utilise comme un outil pour sensibiliser sur les questions liées au racisme, au racisme d’État, aux crimes policiers, etc. Aujourd’hui, je sors cette bande dessinée sur l’affaire Mawda. J’ai précédemment publié une BD sur Ali Aarrass.

On dit souvent de vous que vous êtes un artiste engagé, militant. Ce sont des adjectifs qui ne sont pas toujours bien perçus, pas toujours bien interprétés. Est-ce que vous vous y retrouvez ?

Oui, je m’y retrouve, pour moi ce n’est pas du tout péjoratif ! Je sais que ça peut paraître péjoratif pour certain·es, mais ce n’est pas mon cas. Je m’inscris vraiment dans cette idée que l’artiste n’est pas en dehors de la société, en dehors du monde. Je n’aime pas tellement cette idée de l’art qui plane au-dessus de tout dans une sorte d’abstrait, de flou artistique. Je considère que l’artiste est juste un individu comme tout le monde. Et je fais partie de la société, je vis dans cette société, donc j’ai des idées, j’ai des opinions et des convictions par rapport à ce qui se passe dans cette société. J’estime que mon rôle en tant qu’artiste est de prendre position.

Sur votre blog, vous avez posté plusieurs portraits de femmes, vous avez également mis en images le collectif féministe "Les Mères Veilleuses". Quelle place donnez-vous aux femmes dans votre travail ?

J’avoue que je ne réfléchis pas de cette façon-là, même s’il est important qu’elles aient la plus grande place possible. Parce que ça me semble un peu logique de donner plus de place à celles et ceux qui en ont le moins ! Pour parler plus concrètement, ma première bande dessinée, sur Ali Aarrass, met en valeur en grande partie le combat de sa sœur Farida.

Pour resituer, Ali Aarrass est un belgo-marocain qui a été accusé à tort d’activité terroriste et qui a été incarcéré pendant douze ans au Maroc sur base d’aveux obtenus sous la torture. Et l’État belge n’a jamais rien fait pour lui alors qu’il avait la nationalité belge. Sa sœur, Farida Aarrass, pendant ces douze longues années, a mené un combat acharné pour essayer de faire libérer son frère. Je suis en train de travailler à une nouvelle bande dessinée sur Andrée Blouin. Personne ne la connait, pourtant c’est une femme qui a joué un grand rôle dans la lutte anticoloniale au Congo aux côtés de Patrice Lumumba. Elle a été complètement occultée par l’histoire. Même encore aujourd’hui dans les milieux décoloniaux ou même dans les milieux militants, personne n’avait entendu parler de cette femme alors qu’elle a joué un rôle politique vraiment prépondérant ! On pense que c’est dû au fait que c’est une femme, et que c’est dû au fait d’être métisse. Le but de la BD est de plus lui rendre justice et de remettre en valeur le combat qui a été le sien.

Dans votre BD précédente Ali Aarrass, la Belgique avait joué un rôle important. Dans Mawda : Autopsie d’un crime d’État, elle est une des actrices principales de l’affaire, d’où ce titre qui est très fort. Dans la BD, ce qui est très clair, c’est la chronologie des évènements. On y pointe ce que vous décrivez comme des erreurs de communication et de procédures de nos institutions. Comment l’expliquer ?

C’est scandaleux, mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise gestion. On a beaucoup dit, dans les jours qui ont suivi et dans les semaines qui ont suivi, qu’il y a eu des erreurs de communication. Pour moi, ce n’est pas ça le fond ! Je pense qu’il y a réellement des politiques qui sont mises en place dont le but est de réprimer les migrant·es, et de terroriser les personnes migrantes qui passent par la Belgique ou qui auraient envie de venir en Belgique.

On le voit de plus en plus à l’échelle européenne. Des politiques de répression des sans-papiers et des réfugié·es qui sont de plus en plus fascisantes, et je crois qu’il ne faut pas hésiter à utiliser ce mot. D’ailleurs, on voit bien à quel point les partis d’extrême droite montent partout. Et donc oui, ce ne sont pas juste des erreurs de gestion, c’est vraiment une volonté : il y a un racisme d’État.

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Ma vision des choses, et pas seulement par rapport à Mawda, c’est qu’on vit dans une société qui est intrinsèquement raciste. La société occidentale capitaliste dans son ensemble est une société qui s’est bâtie sur une l’histoire coloniale. Sur le pillage des richesses de ses colonies et donc sur une histoire qui est déjà en elle-même intrinsèquement raciste et qui continue aujourd’hui.

En fait, la puissance économique de la société occidentale à l’échelle internationale est toujours issue du pillage des pays du Sud et de ses anciennes colonies. Cette histoire se manifeste ici aussi, à l’intérieur de nos frontières : vis-à-vis des populations issues de l’immigration, vis-à-vis des personnes racisées dans les quartiers et vis-à-vis des personnes qui essayent de fuir leur pays pour essayer de venir ici. Et c’est de plus en plus inhumain. On laisse des milliers de gens se noyer dans la mer sans que ça n’émeuve plus personne. Il faut vraiment replacer la mort de Mawda dans ce contexte-là !

Les agissements sur le parking, les agissements des policiers, les communications au parquet… on peut dire qu’il y a eu des erreurs évidemment, mais, pour moi, on voit clairement que le premier réflexe des policiers est de tenter de camoufler la situation, de raconter aux ambulanciers qu’en fait, elle est tombée de la camionnette.

J’estime que mon rôle en tant qu’artiste est de prendre position

Le premier réflexe, c’est le réflexe corporatiste : on va couvrir notre collègue. Et quand le parquet, donc quand la justice montoise est mise au courant, là aussi, pareil ! Le premier réflexe va être de croire sur parole ce que les policiers racontent. Puis, lorsqu’il s’avère que ce que les policiers ont raconté était faux, ils ne vont même pas leur demander des comptes. Selon moi, cela montre la connivence entre l’appareil judiciaire et la police, qui est flagrante dans cette affaire.

Est-ce que, pour vous, il y a eu une évolution en Belgique depuis la mort de Mawda ?

Une évolution, il y en a eu une mais pas dans le bon sens… je pense que non, malheureusement, les leçons n’ont pas été tirées. Les opérations de chasse aux migrant·es extrêmement brutales sur l’autoroute par la police, qui à ce moment-là s’appelaient les opérations Médusa, existent encore ! Un réfugié soudanais, il y a un an ou deux, a perdu la vie sur l’autoroute en essayant d’échapper à la police.

Par ailleurs, les politiques migratoires dans leur ensemble continuent d’être toujours plus répressives, toujours plus meurtrières. On continue d’enfermer des enfants dans des centres fermés. On continue de renvoyer vers des pays en guerre des personnes qui risquent leur vie. Cinq ans après, les choses n’ont fait qu’empirer.

Un thème important de cette BD, c’est aussi la déshumanisation des personnes migrantes par certains médias et une partie de l’opinion publique. Les parents de Mawda en ont été les premières victimes. Un parallèle peut-il être fait entre un projet auquel vous avez participé avec "Les Mères Veilleuses" qui met en lumière les mamans solos, et les mères en situation de migration ?

J’ai envie de dire que c’est particulièrement difficile pour elles. C’est d’ailleurs pour ça que s’est créé, à Grande-Synthe dans le nord de la France dans ce gymnase où ils sont arrivés avant de prendre la camionnette, le Refugee Women Center, créé par des Anglaises dont le but était d’apporter de l’aide aux femmes migrantes et aux femmes réfugiées. Tout ça n’apparait pas dans la BD parce que ça aurait alourdi le propos. Mais j’ai été les interviewer et elles sont particulièrement actives sur la situation des femmes qui sont en exil et sur les horreurs qu’elles peuvent vivre à travers leur parcours d’exil.

J’ai essayé de me mettre dans la tête d’une enfant de deux ans, dans une camionnette poursuivie par la police, avec la fenêtre cassée, des gens qui crient…

Les femmes seules avec enfants sur le parcours migratoire… C’est particulièrement trash ! C’est trash pour tous. C’est trash pour les hommes aussi, mais je veux dire pour les femmes encore plus. Parce qu’elles doivent affronter des tas de situations, de violences sexuelles, de trucs de ce type vraiment dégueulasse à toutes les étapes du parcours du parcours migratoire, avec les passeurs, avec les policiers… De fait, c’est particulièrement trash pour les femmes et pour les mamans avec enfants.

Les femmes seules avec enfants sur le parcours migratoire… C’est particulièrement trash ! C’est trash pour tous. C’est trash pour les hommes aussi, mais je veux dire : pour les femmes encore plus. Parce qu’elles doivent affronter des tas de situations, de violences sexuelles, etc., à toutes les étapes du parcours du parcours migratoire, avec les passeurs, avec les policiers… Donc de fait, c’est particulièrement trash pour les femmes et pour les mamans avec enfants. Et c’est sur cet axe là que le Refugee Women Center s’est constitué.

Plusieurs fois dans la BD, vous donnez la parole à Mawda, vous lui prêtez des pensées. Pourquoi était-ce important ?

Dans une première version, elle parlait même beaucoup plus, mais à un moment, c’était un peu trop et c’était dérangeant par rapport au scénario et par rapport à tout ce que je voulais expliquer dans la BD. Pour moi, c’était important de montrer et d’imaginer tout ça à travers les yeux d’une enfant de deux ans. Comment une enfant de cet âge-là doit percevoir ces choses. Ces choses qui sont si lourdes et si horribles. J’ai essayé de me mettre dans la tête d’une enfant de deux ans, dans une camionnette poursuivie par la police, avec la fenêtre cassée, des gens qui crient… Et d’imaginer, qu’est-ce que ça a dû être ? Qu’est-ce qu’il s’est passé durant les derniers instants de cette petite fille de deux ans dans les bras de sa maman ? Ça me donne presque les larmes aux yeux rien que d’y penser.

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Inauguration de l'espace Mawda - Archives JT

DIRECT inauguration espace Mawda.

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Cet article a été écrit lors d’un stage au sein de la rédaction des Grenades.

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