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Au Tigré, le viol est utilisé comme arme de guerre

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Par Camille Wernaers

Elle s’est rendue dans de nombreux pays en guerre pour documenter les violences sexuelles qui se cachent derrière tous les conflits armés. Donatella Rovera est pourtant catégorique quand elle parle de ce qu’il s’est passé en Éthiopie, dans la région du Tigré. "Ces 20 dernières années, j’ai été en Irak, en Somalie et au Soudan. La situation au Tigré est la plus grave que j’ai vue, en termes d’ampleur géographique et temporelle des viols", explique aux Grenades cette enquêtrice spécialisée dans les crises et les conflits au sein du siège d’Amnesty International.

En novembre 2020, les Forces de défense nationales éthiopiennes, les Forces de défense érythréennes - le pays voisin -, les Forces spéciales de police de la région Amhara et de la milice amhara Fano ont investi et pris le contrôle de la région du Tigré, plongeant le pays dans un conflit armé. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a récemment appelé son armée et les milices alliées à donner "une fois pour toutes" un coup d'arrêt aux combattants du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Le chef du gouvernement enjoint tous "les Éthiopiens aptes et majeurs" à "montrer leur patriotisme" et à rejoindre les forces de défense nationale.

"On parle trop peu de ce conflit, notamment parce que le gouvernement éthiopien a instauré un black out dans la région, il n’y a pas de réseau téléphonique, pas d’accès à internet. C’est très difficile de savoir ce qu’il se passe. Les humanitaires sont fortement restreint·es dans leur travail et sont accusé·s de soutenir les rebelles. Nous avons pu contacter des personnes sur place de la mi-mars de cette année au début du mois de juin. Depuis, c’est à nouveau impossible", observe Donatella Rovera.


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"Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte que j’étais une personne"

Selon un rapport d’Amnesty International publié le 11 août et intitulé "Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte que j’étais une personne", le viol a été utilisé comme arme de guerre au Tigré par les soldats gouvernementaux et les différentes milices. "Il y a eu énormément d’exactions commises dans ce contexte, des meurtres de masse, des pillages, des mises en détention et aussi des violences sexuelles", souligne Donatella Rovera. "Les forces gouvernementales et les milices ont commis des attaques systématiques contre les femmes et les filles, y compris donc les mineures, dès les premiers jours de leur arrivée au Tigré et tout au long du conflit. Ce ne sont pas des actes isolés. Ce sont des viols de masse, cela signifie que les femmes sont violées par plusieurs hommes, durant plusieurs jours. Certaines sont retenues comme esclaves sexuelles pendant des semaines, pendant lesquelles elles sont violées chaque jour."

Elle s’arrête pour respirer un instant. Puis reprend : "Ces viols s’accompagnent de torture, comme des passages à tabac. Ils ont inséré du gravier et du plastique dans le vagin de plusieurs femmes pour leur faire encore plus mal, plus de dégâts, pendant les viols. Elles n’ont pas pu le retirer d’elles-mêmes, elles ont attendu parfois de semaines avant de pouvoir trouver un hôpital et recevoir des soins. Elles subissent aussi des insultes et des commentaires ethniques humiliants, des menaces de mort envers elles, leur famille ou leur communauté. On constate aussi qu’elles sont enlevées dans des contexte très différents : chez elles, dans les transports publics, en essayant de quitter le pays ou de se cacher dans les régions rurales. Plusieurs femmes ont été violées devant des enfants ou devant des membres de la communauté, d’autres femmes ou des hommes. Cela indique une volonté claire d’infliger le plus de dégâts possible, aussi bien physiquement que psychologiquement".

Amnesty International s’est entretenue avec 63 victimes de violences sexuelles, ainsi qu’avec des professionnel·es de la santé. 28 victimes ont désigné les forces érythréennes comme les seuls auteurs des viol.

Leurs auteurs foulent aux pieds les principes qui fondent notre humanité. Cette situation doit cesser

Letay* (20 ans, de Baaker) a indiqué à Amnesty International que des hommes armés qui s’exprimaient en amharique et portaient un mélange d’uniformes militaires et de vêtements civils l’avaient agressée à son domicile en novembre 2020. "Trois hommes sont arrivés dans la pièce. C’était le soir, il faisait déjà nuit […] Je n’ai pas crié ; ils m’ont fait comprendre par des gestes que je ne devais pas faire de bruit, sinon ils me tueraient. Ils m’ont violée l’un après l’autre [...] J’étais enceinte de quatre mois ; je ne sais pas s’ils s’en sont rendu compte. Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte que j’étais une personne", témoigne-t-elle. Nigist* (35 ans, mère de deux enfants, de Humera) que des militaires érythréens l’ont violée ainsi que quatre autres femmes le 21 novembre 2020. Elle a déclaré : "Trois d’entre eux m’ont violée devant mon enfant. Il y avait une femme enceinte de huit mois parmi nous, ils l’ont violée aussi [...] Ils se sont rassemblés comme des hyènes flairant quelque chose à manger [...] Ils ont violé les femmes et massacré les hommes."


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"Ils nous ont toutes violées"

Tseday* (17 ans) a indiqué à Amnesty International qu’elle avait été enlevée par huit militaires érythréens et maintenue en captivité pendant deux semaines. Elle explique : "Ils m’ont emmenée à la campagne, dans un champ. Il y avait beaucoup de militaires ; huit d’entre eux m’ont violée […] En général, ils sortaient monter la garde en deux équipes. Quand quatre partaient, les quatre autres restaient et me violaient." Blen* (21 ans) a quant à elle expliqué que des militaires érythréens et éthiopiens l’ont enlevée le 5 novembre 2020 et détenue 40 jours avec une trentaine d’autres femmes. "Ils nous violaient et nous affamaient. Ils étaient tellement nombreux, ils nous violaient à tour de rôle. Nous étions une trentaine de femmes [...] Ils nous ont toutes violées.", témoigne-t-elle.

Selon l’organisation, les services de santé du Tigré ont enregistré 1.288 cas de violences liées au genre entre février et avril 2021. L’hôpital d’Adigrat a recensé 376 cas de viol entre le début du conflit et le 9 juin 2021. Cependant, de nombreuses victimes ont indiqué à Amnesty International qu’elles ne s’étaient pas rendues dans un centre de santé, ce qui laisse à penser que ces chiffres ne représentent qu’une petite fraction des viols commis dans le contexte du conflit.

"Des crimes de guerre, voire contre l’humanité"

"La gravité et l’ampleur des infractions de nature sexuelle qui ont été commises sont particulièrement choquantes et ces actes constituent des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Leurs auteurs foulent aux pieds les principes qui fondent notre humanité. Cette situation doit cesser", a réagi Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International. "Il faut que l’État éthiopien prenne des mesures immédiates pour empêcher les membres des forces de sécurité et des milices alliées de commettre des violences sexuelles et que l’Union africaine fasse tout ce qui est en son pouvoir pour que le Conseil de paix et de sécurité se penche sur ce conflit", continue-t-elle.


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C’est d’autant plus important que l’impunité dont bénéficient les auteurs, outre les conséquences graves pour les victimes, aurait une autre répercussion dans la région. "Le conflit est entré dans une autre dynamique, les combattants du Front de libération du peuple du Tigré ont réussi à récupérer le contrôle du Tigré et sont entrés dans deux régions voisines. On a reçu des indications, que nous devons encore vérifier, qu’ils se livreraient désormais eux aussi à des viols, dans un esprit de revanche. Ça devient une excuse, une justification. Ce ne serait pas la premières fois que des victimes deviennent bourreaux, que des retournements de ce genre se produisent dans des conflits armés ou des guerres. Il faut traduire les auteurs de violences sexuelles dans cette région en justice", conclut Donatella Rovera.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

 

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