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"C’est de l’abus de pouvoir !" : des ex-patientes dénoncent le comportement d’un médecin namurois

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Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Depuis plusieurs mois, Les Grenades ont recueilli les témoignages de plus de 10 personnes, anciennes patientes et soignant·es, qui s’interrogent sur le comportement d’un médecin de la région namuroise.

Les propos que nous avons recueillis et croisés sont parfois très forts et tirent la sonnette d’alarme : "Pour trente minutes de consultation avec ce médecin, des patientes ont été détruites. Certaines ont mis des années à s’en remettre. J’ai peur que cela finisse en suicide. Il les fout en l’air ! Il instaure des relations de séduction romantique et d’emprise avec ses patientes. Le même schéma s’est répété de nombreuses fois. Il s’en prend à des femmes fragilisées et vulnérables et se rend indispensable auprès d’elles", confie une de nos sources.

Une autre personne, qui fait partie du corps médical, confirme : "Ce médecin a utilisé le lien thérapeutique comme moyen de trouver des relations amoureuses et sexuellesIl a manipulé de nombreuses femmes."

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La notion d’emprise et le consentement

Un terme est revenu régulièrement dans nos entretiens pour cette enquête : l’emprise. Encore mal connue dans notre pays, la notion d’emprise a par exemple été ajoutée en 2020 dans la loi française afin de protéger les victimes de violences conjugales.

"L’emprise est une forme de relation inégalitaire, dans laquelle un individu exerce un pouvoir sur l’autre. Une violence psychologique qui s’installe dans le temps et parvient à soumettre l’autre", explique à France Info la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen, autrice de Les Narcisse et de Femmes sous emprise. Quand il y a emprise, le consentement des victimes est forcément altéré. "Derrière la notion d’emprise, il y a la notion de consentement. Une personne sous emprise est conditionnée. Elle n’a plus les moyens de dire non", poursuit la psychiatre.

Lisa (prénom d’emprunt) a été l’une des patientes du médecin en question pendant plusieurs mois. Rapidement, elle commence à se sentir mal à l’aise. " Il complimentait mon sourire, me forçait à le regarder dans les yeux et à le tutoyer. J’avais l’impression qu’il me déshabillait du regard. Il me pesait pour surveiller mon poids et me disait que j’avais un beau corps. Au bout d’un moment, il m’a demandé de l’appeler par son prénom. J’ai essayé de garder une distance mais c’était difficile. Il m’a donné son numéro privé pour pouvoir le contacter quand cela n’allait pas. Comme j’y allais pour parler de mes problèmes, je pleurais souvent. Il passait de l’autre côté du bureau et me touchait la cuisse ou la main. Il me proposait de plus en plus souvent de se voir en dehors du cabinet. Ce n’est pas normal, mais je ne m’en rendais pas compte à l’époque. J’ai eu un déclic quand j’ai constaté qu’il me répondait de plus en plus tard, de manière très familière : il me draguait. Un soir, il a même proposé de m’accompagner par messages jusqu’à ce que je m’endorme. "

Lisa porte toujours des séquelles de cette expérience. "Comme il est médecin, je pensais qu’il savait ce qu’il faisait. Aujourd’hui, je suis fort en colère, je me sens trahie. Il a utilisé ce que je lui disais, dans un de mes plus grands moments de faiblesse, pour essayer d’arriver à ses fins. Je n’ai plus du tout confiance dans le personnel médical. Quand je tombe malade, j’attends des semaines avant de me faire soigner et j’y vais avec la boule au ventre."

La relation entre un médecin et ses patient·es est complètement asymétrique, c’est une relation de pouvoir

Nous avons également pu contacter la maman de Lisa, qui s’insurge : "En tant que mère, je suis aussi très en colère. J’ai confié ma fille à ce médecin en toute confiance. Aujourd’hui, tout ce que je peux espérer, c’est qu’elle s’en remette un jour."

"Un jeu de séduction"

"Il y a clairement eu un jeu de séduction qu’il a commencé", précise aux Grenades une ancienne patiente. "Je venais d’accoucher de mon bébé et j’avais un rendez-vous avec lui assez tard, tout le cabinet était fermé, il s’est adossé au chambranle de la porte avec un drôle de regard et m’a dit que j’étais une belle femme, que je ne devais pas m’inquiéter pour mon poids. C’était de la flatterie, mais cela m’a fait plaisir, c’était bizarre. Ensuite, il me raccompagnait à ma voiture, etc. J’ai trouvé que ça allait au-delà de mes limites et du respect du fait que j’avais un conjoint. Je n’étais pas du tout attirée par lui au début ! Il m’a proposé des relations intimes. Je pense que c’est un grand manipulateur, je ne me suis pas rendu compte de ce qu’il se passait. Cela m’a beaucoup coûté, mon couple par exemple. Je me sens vidée. J’ai tout de même essayé de le confronter sur son comportement mais il est devenu très agressif."

Face à ces informations, le cabinet médical dans lequel travaillait le soignant nous explique l’avoir exclu en octobre 2022. "A la suite de fortes suspicions, j’ai lancé une procédure de rupture avec le docteur […] dans le cabinet de médecine générale où nous travaillions […] Dans un deuxième temps, l’ensemble des médecins a pris la décision de l’exclure du cabinet, après avoir reçu des plaintes de patient·es", confirme aux Grenades un représentant du cabinet. "Mes associé·es et moi avons recueilli les confidences d’anciennes soignantes et de patient·es sur des propos et des attitudes de la part du docteur […] qui sont pour moi incompatibles avec la déontologie médicale."

Un témoignage anonyme écrit envoyé au cabinet médical fait état de "gestes déplacés" et d’un "jeu malsain" : "Il était à l’écoute et disponible dès que j’en avais besoin. J’ai donc entretenu ces échanges, ce qui a fait suite à une intention très claire de sa part d’aller plus loin, c’est-à-dire d’avoir des relations sexuelles cachées chez lui ou à son cabinet. Je n’ai pas accepté car c’est une ligne rouge que je ne pouvais pas franchir par rapport à mon couple et ma famille. J’aime mon mari […] Il n’y a eu à aucun moment une recherche de ma part à séduire ou à flatter mon médecin. Pendant ces […] consultations, il était venu s’asseoir à côté de moi et plus derrière son bureau. Il prenait mes mains dans les siennes et en partant m’enlaçait dans ses bras. La deuxième fois, il m’a déposé un baiser dans le cou. […] Selon lui, j’étais celle qui souhaitait que quelque chose se passe entre nous… pas lui."

La personne explique avoir eu peur de changer de médecin "et qu’il se fâche", une crainte que nous avons entendu à plusieurs reprises durant notre enquête, "A l’heure actuelle, je trouve ça absurde, mais j’étais sous son emprise." Elle souligne également la grande souffrance dans laquelle elle se trouve après ces consultations.

Plusieurs femmes ayant travaillé à ses côtés témoignent d’une "ambiance très sexuelle et salace", et d’allusions directes à leur physique ou à celui des patientes. "On était assez mal à l’aise, on en parlait entre nous. Il nous disait que telle patiente était très mignonne, ce genre de choses. J’ai été très décontenancée", se souvient l’une d’entre elles. "Il joue toujours avec les limites, c’est quelqu’un de manipulateur et de toxique, qui joue le chaud et le froid. Je lui ai demandé d’arrêter de me contacter et il s’est mis en colère. J’ai fini par m’excuser… alors que je n’ai rien fait de mal ! En fait, il me faisait peur."

Un médecin ne peut pas mélanger l’aspect personnel et l’aspect thérapeutique

Selon nos informations, le médecin exerce aujourd’hui ailleurs dans la même région. "Très vite après son arrivée dans notre service, une patiente l’a reconnu et a exigé auprès de l’infirmière qu’il ne s’approche pas d’elle. Cela a créé du remous dans le service. Ce n’était jamais arrivé… On sait aussi que plusieurs médecins de la région n’envoient plus leurs patient·es ici", explique une personne qui y travaille.

"De nombreuses femmes me font des avances"

Contacté par nos soins, le médecin mis en cause répond : "Je réfute ces accusations. Je ne cherche pas à créer des liens avec des patientes pour avoir des relations sexuelles. Selon moi, il y a une volonté claire de me nuire. Je suis victime d’une cabale lancée par le précédent centre médical dans lequel j’ai travaillé, ma volonté de créer mon propre centre a été prise comme une volonté de les concurrencer. Je tiens à préciser que je n’ai pas été exclu de ce cabinet mais que j’ai démissionné à la suite du non-respect de notre contrat. Je garantis que toutes les plaignantes ont été briefées par mon ancien centre médical avant de vous parler. De mon côté, je n’ai jamais reçu de plainte directe de patiente, aucune. Je donne mon numéro privé à tout le monde, je traite tous mes patient·es de la même manière. Il y a bien eu des rapprochements mais uniquement amicaux ou consentis, comme dans de nombreux métiers, où des adultes découvrent qu’ils s’entendent bien. De nombreuses femmes me font régulièrement des avances."

Une limite est-elle mise par le médecin face à ces potentiels comportements ? "De nombreux·euses collègues soignent leurs familles et ami·es. Cela me paraît humainement compliqué de scinder complètement les relations privées et professionnelles surtout dans un village où on a grandi avec ses patient·es à l’école, dans les clubs de sport, dans les fêtes de village et autres. Je ne souhaite pas me priver de relations avec les gens que j’apprécie humainement mais je précise que je n’entretiens aujourd’hui aucune relation thérapeutique avec une femme qui souhaiterait une relation sentimentale avec moi. Si garder une certaine distance avec les patient·es facilite parfois les choses, je ne me suis jamais senti moins impliqué ou moins performant dans mon travail face à des personnes que je connais ou qui me sont proches", explique-t-il.

Une relation asymétrique

Sous couvert d’anonymat, une soignante indique : "Le patriarcat est encore un impensé dans le milieu médical. Pourtant, la relation entre un médecin et ses patient·es est complètement asymétrique, c’est une relation de pouvoir, on le voit avec la problématique des violences obstétricales. C’est pour cette raison que jamais je ne me permettrais de débuter une relation avec l’un de mes patients !"

Qu’en est-il de la déontologie que les médecins se doivent de respecter ? "Les relations consenties entre les professionnel·les de la santé et les patientes ne sont pas interdites par la loi, mais elles sont déconseillées par l’Ordre des médecins. Il est demandé de rompre la relation thérapeutique si on ressent un sentiment amoureux ou une attirance pour garder une juste distance qui est nécessaire afin de prodiguer des soins. Un médecin ne peut pas mélanger l’aspect personnel et l’aspect thérapeutique", précise le professeur Christian Melot, vice-président de l’Ordre national des médecins. "Il est prudent d’encourager la personne à laquelle on est lié par une relation privée à faire le choix d’un autre médecin traitant que soi-même", peut-on par exemple lire dans un avis de l’Ordre des médecins émis en 2022.

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En France, c’est en 2019 que l’Ordre des médecins a explicitement interdit les relations sexuelles entre médecins et patient·es, qui sont désormais considérées comme un abus de faiblesse de la part du professionnel de santé parce qu’un médecin "dispose nécessairement d’un ascendant sur ses patients".

Cette interdiction plus claire fait suite à une pétition lancée par d’anciennes patientes qui ont eu des relations sexuelles avec leur psychiatre alors qu’elles se trouvaient sous son emprise. L’une d’entre elles avait porté plainte devant le Conseil de l’Ordre des médecins, mais l’avocat du psychiatre avait mis en avant qu’aucun texte de loi n’interdisait les relations sexuelles entre un médecin et un·e patient·e. Le psychiatre avait reçu un simple avertissement et a continué d’exercer librement.

En Belgique, fin décembre 2023, un médecin de 50 ans, Pascal L., était condamné par la Cour d’appel de Bruxelles à quatre ans de prison ferme, et un an de prison avec sursis, pour avoir violé et agressé sexuellement trois patientes au sein du service des urgences.

Au sein de l’Ordre des médecins

Chez nous, il existe aussi des interrogations concernant la procédure de plainte à l’Ordre des médecins. "Le nom des patientes qui introduisent une plainte n’est pas anonymisé auprès du médecin, ce qui leur fait craindre des représailles", nous dit-on.

Il est en effet important de savoir qu’une victime qui porte plainte à l’Ordre des médecins ne sera pas informée des suites qui sont données à sa plainte, ni mise au courant si une sanction est prise. "Je reconnais que cela peut être frustrant pour les victimes mais on est ici dans la justice disciplinaire : un médecin ne doit la vérité qu’à ses pairs. Il est donc jugé par ses pairs au sein de conseils provinciaux en fonction de l’endroit où le médecin est enregistré. Nous devons garder le secret professionnel sur la sanction, qui peut aller jusqu’à la radiation en cas de récidive. C’est pour cela qu’il est parfois utile pour la victime, notamment de violences sexuelles commises par un médecin, de porter également plainte au pénal, afin d’avoir un regard sur l’enquête et sur la sanction", poursuit Christian Melot. "A priori, les plaintes adressées à l’ordre ne peuvent pas être anonymes, car le médecin doit pouvoir se défendre face à ses pairs, mais si plusieurs personnes témoignent ensemble des mêmes faits anonymement envers un médecin, je pense que le conseil provincial en question s’intéresserait à l’affaire."

Autre sujet de préoccupation : la féminisation de l’institution. En ce moment ont d’ailleurs lieu les élections pour choisir les candidat·es qui entreront dans les différents conseils provinciaux de l’Ordre. A certains endroits, peu de femmes se présentent. "Mais la situation évolue", rassure Christian Melot. "Je pense aussi que des mouvements comme #MeToo ont changé les choses. Les médecins ont appris à écouter les femmes et mettront moins leur parole en doute qu’il y a dix ans ", insiste-t-il. Nous avons contacté l’une de ces candidates qui souhaite rester anonyme. Elle explique : "Il n’est pas toujours bien vu d’intégrer l’Ordre des médecins car nous sanctionnons d’autres médecins, nos confrères et consœurs. Je pense cependant qu’il est important que l’Ordre devienne un organe paritaire car cela pourrait rassurer les victimes que leur plainte soit suivie par des femmes."

Un recours collectif par plusieurs patientes auprès de l’Ordre serait aujourd’hui envisagé afin d’entamer "un parcours de reconstruction".

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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