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"Constellations brisées", visibiliser les femmes qui ont aimé des femmes durant la Seconde Guerre mondiale

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

L’exposition Constellations brisées organisée par les Territoires de la Mémoire en partenariat avec Queer Code invite le public à s’immerger dans le destin et l’histoire de femmes lesbiennes persécutées par les nazis. Un événement à ne pas rater et à découvrir jusqu’au 15 mai, à La Cité Miroir à Liège.

Ce 26 avril marque la journée internationale de la visibilité lesbienne : l’occasion de se plonger dans l’exposition Constellations brisées qui dévoile les parcours d’amour et de résistance de femmes qui ont aimé des femmes durant la Seconde Guerre mondiale.

Pour Les Grenades, Julie Ricard, déléguée pédagogique aux Territoires de la Mémoire et commissaire de lexpo nous présente ce pan méconnu de lhistoire.

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Multiplier les récits pour créer une histoire chorale

"Ce projet est né de notre rencontre avec Queer Code, un collectif féministe, intergénérationnel qui mène depuis plusieurs années une quête collaborative et évolutive de visibilisation des femmes qui ont aimé des femmes durant la Seconde Guerre mondiale. Queer Code utilise la symbolique de la cartographie : ce processus permet de se rendre compte des aléas des parcours de vie, notamment des brisures liées à la persécution", introduit Julie Ricard.

Si Constellations brisées constitue à la base un projet numérique, le collectif a également créé une expo physique pour que les lesbiennes soient visibles dans l’espace public. L’exposition originale retrace les histoires de cinq femmes persécutées par les lois nazies et fascistes, à l’occasion de sa venue à La Cité Miroir, Les Territoires de la Mémoire l’ont augmentée de quatre portraits enrichis de documents d’archives.

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"Notre enjeu était de trouver une femme belge ou ayant transité par la Belgique. Dans le cadre de nos recherches, nous avons notamment pris contact avec le Fonds Suzanne Daniel, le centre de documentation homo et lesbien." Grâce au travail mené par Julie Ricard et ses collègues, aux parcours de Marguerite Chabiron, Henny Schermann, Elsa Conrad, Yvonne Ziegler et Suzanne Leclezio sont désormais additionnés ceux d’Ilse Totzke, Martha Geiringer, Nadine Hwang et Eva Kotchever.

Ensemble, ces neuf femmes forment un récit collectif et tissent une trame au-delà des frontières et du temps.

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Des histoires qui racontent l’Histoire

Pour saisir les enjeux de cette exposition, quelques lignes sur ces héroïnes de l’ombre… Marguerite Chabiron a été arrêtée par la Gestapo en janvier 1944 pour avoir hébergé et aidé des résistantes nantaises en fuite. Elle a été déportée en septembre 1944 au camp de concentration pour femmes de Ravensbrück duquel elle a survécu. Henny Schermann, pour sa part, était une jeune femme juive de Francfort-sur-le-Main. Elle a été incarcérée dans le camp de Ravensbrück le 1er mars 1940. Qualifiée de "lesbienne érotomane" et de "juive apatride", elle figurait sur la liste des personnes à éliminer et a été gazée en 1942 à Bernburg.

Elsa Conrad, elle, est née en mai 1887 à Berlin. Dans les années 20, elle travaillait dans plusieurs dancings et clubs lesbiens de la capitale allemande, lieux interdits ensuite sous le régime nazi. Elle a été arrêtée en 1935 et condamnée en raison de ses positions politiques, de sa classification comme "demi-juive" et de son lesbianisme. Emprisonnée en 1937 au camp de Moringen, elle a été relâchée à condition de s’exiler.

Ces histoires entrent en échos avec le présent

Quant à Suzanne Leclézio et Yvonne Ziegler, elles se sont rencontrées à Paris dans les années 30. En 1943, elles se sont engagées dans la Résistance. À l’été 1944, elles ont été arrêtées par la Gestapo et déportées. Après le périple des marches de la mort, elles sont restées côte à côte, et ce, jusqu’à la fin de leurs jours en maison de repos.

Eva Kotchever, elle, est née en Pologne dans une famille juive. À l’âge de 20 ans, elle a émigré aux États-Unis. Dans les années 20, elle y a ouvert des lieux anticonformistes avec sa compagne Ruth Norlander, une peintresse anarchiste. Aussi, elle a publié Lesbian Love. En 1926, elle a été arrêtée pour "trouble à l’ordre public" et "publication d’un livre immoral". Expulsée des États-Unis et exilée en Pologne, elle a ensuite gagné la France où elle a rencontré en 1933 Hella Olstein Soldner, une artiste juive et résistante d’origine polonaise. Elles ont été arrêtées en 1943 et déportées vers Auschwitz-Birkenau, d’où elles ne sont jamais revenues.

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lse Totzke est née en 1913 à Strasbourg, alors en territoire allemand. Sous le régime nazi, elle a été dénoncée en raison de son style vestimentaire non-genré, de son mode de vie, de ses fréquentations juives, notamment féminines, et a été placée sous surveillance. En 1943, elle a été arrêtée tandis qu’elle tentait de passer en Suisse avec Ruth Basinski, une institutrice juive. Ruth a été déportée à Auschwitz, Ilse à Ravensbrück. Toutes deux ont survécu.

Née à Vienne dans une famille juive, Martha Geiringer était engagée contre le fascisme. Ayant fui l’Autriche avec sa sœur en 1938 et n’ayant pas pu atteindre les Pays-Bas, elle s’est installée en Belgique. À Anvers, elle a rencontré Yvonne Fontaine, médecin-obstétricienne, alors mariée à l’architecte belge Andreas Claessens. Dénoncée par cet homme, Martha a été arrêtée à deux reprises et a finalement été victime d’une rafle visant la population juive de Gand. Elle a été déportée à Auschwitz-Birkenau le 15 janvier 1943 où elle est décédée.

Il y avait une stigmatisation sociale, on surveillait les femmes, les condamnait quand elles refusaient le cadre hétéronormatif

Enfin, Nadine Hwang, découverte par le grand public suite à la diffusion du magnifique documentaire Nelly et Nadine, a été arrêtée en 1944, probablement pour des faits ou une suspicion de faits de résistance, et déportée au camp de Ravensbrück. Elle y a rencontré la cantatrice belge Nelly Mousset-Vos, avec qui elle a passé le reste de sa vie, au Venezuela puis à Bruxelles, où elle est décédée en 1972.

L’homosexualité, élément majeur dans leur destinée

Dans lexposition Constellations brisées, les parcours de ces femmes sont mis en lumière à travers différentes thématiques : lexil, lamour, la délation, lengagement et la mémoire. "Ces histoires entrent en échos avec le présent. Elles parlent damour, de politique, de résistance face au sexisme, au fascisme, au racisme, à lantisémitisme, aux discriminations liées à lorientation sexuelle et/ou à lexpression de genre. Ces récits revêtent un caractère universel et actuel."

Julie Ricard pointe le fait que pour toutes ces femmes, leur homosexualité a joué un élément majeur dans leur destinée. En raison de cette dernière, elles ont dû sexiler, se cacher ou ont été persécutées ou déportées… "Les nazis persécutaient les hommes homosexuels. Concernant lhomosexualité féminine, c’était différent : il y avait une stigmatisation sociale, on surveillait les femmes, les condamnait quand elles refusaient le cadre hétéronormatif, mais on jugeait que des femmes avec des femmes, c’était comme des ‘amitiés particulières’. Il nempêche que des femmes homosexuelles ont été persécutées et tuées, car homosexuelles, mais généralement elles étaient opposantes politiques et homosexuelles ou juives et homosexuelles."

La difficulté de retrouver les traces

La différenciation entre femmes et hommes homosexuel·les aux yeux du régime nazi complique le travail darchives de leurs vécus. En effet, les archives du camp pour femmes de Ravensbrück ne mentionnent presque jamais leur homosexualité. "Leurs histoires nous parviennent, car, elles, leurs compagnes ou leurs proches ont pu témoigner après-guerre. Il arrive aussi que des chercheur·euses se penchent sur leur histoire par conviction, par militantisme. Martha Geiringer par exemple, on connait son récit grâce à Marc Verschooris, un chercheur passionné qui est tombé sur son histoire en effectuant des recherches un peu par hasard. Après avoir découvert son profil, il a mené un véritable travail denquête. Il a même publié un livre : Martha’s Labyrint. Ilse Totzke, je lai retrouvée grâce à deux Allemandes Jutta Körner et Dorothea Keuler qui lont aussi découverte au gré de leurs recherches et qui ont inscrit sa biographie dans Fembio, une base de données de biographies de femmes."

Selon Julie Ricard, la méconnaissance de lhistoire lesbienne est également liée à linvisibilisation générale des femmes dans lhistoire. "Aussi, concernant lhomosexualité, pendant longtemps aussi bien les hommes que les femmes homosexuel·les n’étaient pas reconnu·es pendant les cérémonies de commémoration des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Et par rapport aux hommes homosexuels, les lesbiennes sont longtemps restées plusieurs pas en arrière… Si aujourdhui, le monde hétéro semble plus ouvert à ces récits, cest grâce au travail des militant·es qui ont lutté pendant des décennies."

Après cette période de tabous, le vent de la mémoire semble tourner ; lexposition Constellations brisées souvre et se ferme sur une vidéo de lartiste féministe israélienne Yael Bartana réalisée pour le mémorial aux homosexuel·les persécuté·es sous le nazisme à Berlin. On y voit des couples gays et lesbiens qui s’embrassent. Derrière eux et elles, des images historiques représentant des persécutions anti-homosexuel·les ainsi que des luttes de la communauté queer pour l’égalité des droits. À travers, ce dispositif les couples sont inscrits dans l’histoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

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Collecter les témoignages et enrichir la mémoire

"Dans cette exposition, on opte pour l’appellation ‘des femmes qui ont aimé des femmes’ parce que toutes ne se définissaient pas comme lesbiennes, bisexuelles ou autre. Certaines n’ont jamais parlé de leur orientation sexuelle publiquement", explique Julie Ricard. Pour enrichir les récits et en finir avec l’invisibilisation, les Territoires de la Mémoire ont lancé un appel à témoignages afin de découvrir d’autres histoires de femmes, cisgenres ou transgenres, belges ou ayant transité par la Belgique (Les témoignages sont accueillis à l’adresse : constellations@territoires-memoire.be).

La méconnaissance de lhistoire lesbienne est également liée à  linvisibilisation générale des femmes dans lhistoire

"Ce mythe de ‘l’amitié particulière’ perdure. Les deux amies qui ont toujours vécu ensemble et qui ont été enterrées ensemble, sans doute que bon… Nous invitons les personnes qui viennent ici à retracer leur lignée matrilinéaire par rapport à l’invisibilisation des femmes. Certain·es se rendent compte qu’il y a eu des couples de femmes dans leur famille, mais ça n’a jamais été exprimé comme tel." Aussi, en marge de l’exposition, plusieurs activités ont été et seront encore organisées. "On a notamment proposé en non-mixité un atelier de mémoire lesbienne en se demandant quelles étaient nos archives ? Qu’est-ce qu’on transmet nous-même ? Comme les archives LGBTQIA+ sont conservées dans des institutions qui demeurent majoritairement hétéros ou dans des familles hétéros, c’est important de se questionner sur ce qui reste et ce qui se perd. Isabelle Sentis de Queer Code nous a motivées à toutes créer une boite à archives avec des éléments clés de notre vécu et à inscrire dessus le nom de la personne à qui on souhaiterait qu’elle soit léguée s’il nous arrivait quelque chose."

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Prochain rendez-vous de Constellations brisées, ce samedi 29 avril pour une journée editathon organisée en partenariat avec la Bibliothèque des Chiroux, les Sans-Pages et Wikimedia Belgium. L’objectif ? Enrichir Wikipedia autour d’une liste de noms de femmes ayant aimé des femmes dans les années 20 à 40. "La constellation, c’est le lien, c’est aussi faire réseauter les associations militantes, les familles, qu’elles soient biologiques ou sociales, les fonds d’archives, les musées… C’est aussi l’idée qu’il n’y a pas une histoire plus importante qu’une autre, il y a une foultitude d’étoiles, d’histoires", conclut Julie Ricard.

Quelques ressources supplémentaires

Sur les traces de ces femmes invisibilisées dans l’histoire – Un podcast Les Grenades, série d’été

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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