Les Grenades

Rosa Gasquet, sur les traces d’une (autre) politique culturelle

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Par Virginie Jortay*, une chronique pour Les Grenades

Rosa Gasquet co-dirige (avec Najib Chairi) l’asbl Lezarts Urbains. Elle a passé ces dernières années à accompagner des projets d’artistes émergentes, et non des moindres, puisqu’il s’agit – entre autres – de Lisette Lombé, de Joëlle Sambi et de Marie Darah.

Il nous a semblé intéressant de la rencontrer à l’occasion de la sortie du livre de poésie Mater Doloras de Mel Moya et, même si le focus devait être porté sur l’œuvre de cette talentueuse nouvelle slameuse (à suivre), c’est vers celle qui se cache dans leur ombre que cette chronique se penche.

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Médiation culturelle, une façon de penser

Rosa Gasquet est française. Elle est arrivée à Bruxelles pour prendre en charge le service de médiation culturelle du Théâtre Océan Nord dans les années 2000. Elle est complexe cette question des résonances entre la culture et les cultures.

Comment, à l’échelle d’un quartier, créer des liens entre les créateur·ices qui parlent du monde et ses habitant·es qui sont le monde ? Quels sont les échanges et les relations que les citoyen·nes entretiennent avec les arts ? Telles sont les réflexions et impulsions lancées par André Malraux, suivi de Jacques Lang, qui ont tracé le chemin de politiques culturelles encore actuelles.

Si chaque maison de théâtre développe, en fonction de sa situation et de ses missions, une politique spécifique pour atteindre ces objectifs, force est de constater que, souvent, celle-ci se concrétise par des actions quantitatives (telle que l’invitation faites aux "voisins" à participer à tel ou tel événement) mais qu’en terme qualitatif, la fidélisation de ces nouveaux publics envers les lieux reste fragile.

Comme si ce qui se passait à l’intérieur des maisons de théâtre ne concernait pas, ou peu, les habitant·es d’un quartier. Comme si iels se sentaient exclus·es des représentations dont iels n’ont pas appris les codes. Comme si iels ne se sentaient pas interpellé·es par les formes présentées, aussi contemporaines ou classiques qu’elles soient.

Ceci est évidemment moins vrai pour les centres culturels, dont les missions sont précisément axées sur l’ancrage dans le terrain, mais leur symbolique et impact sont tout autres.

Une question politique

C’est par ce constat, et après avoir mené plusieurs projets avec des groupes amateurs invités à travailler à l'intérieur des murs d’Océan Nord, que Rosa Gasquet a décidé d’inverser le processus. Plutôt que de partir "de" l’institution pour amener "dedans" autant les amateur·es que les publics, elle va "aller" là où les formes se présentent dans le but de les accompagner et de les soutenir.

C’est avec le projet développé par l’asbl Lezarts Urbains que Rosa parvient plus justement à concrétiser ses objectifs à la fois philosophiques et politiques. Sa fonction la passionne.

Avec ou sans maison, différentes cultures et formes d’arts s’expriment. Dans la rue, dans des cafés, dans des galeries couvertes… Par des rassemblements virtuels ou réels, des appels à des monstrations mutantes ou éphémères, ces sous-cultures sont vivantes, elles changent au rythme des modes et des courants.

Ainsi les formes physiques telles que le skate, le krump, ou, jadis le cirque… des formes verbales comme le slam, le rap, la poésie… rassemblent des publics qui les suivent, nombreux et fidèles.

Jusqu’à il y a peu, ces formes d’art dits mineurs, ont été régulièrement programmés dans les maisons de culture, mais leur place est restée à la marge, comme si la case ad hoc avait été cochée mais, qu’en aucun cas, ces arts ne méritaient la même attention ni le même soin que ceux portés aux arts dit "nobles" (opéra, théâtre, puis danse et depuis pas si longtemps, le cirque de création).

Le monde change, la rue aussi

Hors de ces murs, les formes d’expression (communément nommées urbaines) ont été majoritairement dominées par des artistes masculins. Aujourd’hui, on constate un rééquilibrage de genres. D’une part parce que les paroles "se libèrent" et offrent une autre version des récits dominants, d’autre part, parce que les filles sont encouragées par des senior·es devenue.es mentor·es qui, aujourd’hui, se déclinent au féminin.

Ainsi, par exemple, le Collectif L-Slam dont Lisette et sa sœur Julie Lombé, pour ne citer qu’elles, sont emblématiques.

Qu’est ce qui change ?

Ce qui a frappé Rosa Gasquet, c’est que dans ces formes d’art, il y a une "urgence de dire". Effectivement, ce qui se dit dans ces expressions correspond à un temps présent où l’on sent et on ressent ; où l’on partage souffrance ou violence ; où l’on narre de soi vers les siens, où l’on peut "cracher, hurler, déclamer…" vers un public réceptif, curieux et prêt à accueillir le dicible comme l’indicible.

Ce que Rosa Gasquet voit, c’est cette urgence est politique et militante ; qu’elle s’exprime avec ce même enthousiasme que ceux qu’ont les groupes amateurs qui, souvent, ont des choses à dire en dehors des récits habituels. Ces nouveaux "dires" sont souvent précurseurs, ils reflètent des luttes actuelles et des enjeux tant sociaux et sociétaux. Alors que le théâtre se contente de les dénoncer, ces récits-là les portent de l’intérieur.

Ce sont ces types de paroles qui donnent le sens à l’action. Ce sont ces mots (ou gestes) qui viennent du ventre qui donne à Rosa Gasquet et l’équipe, la force d’accompagner les émergentes, comme le ferait une autre forme d’école.

Une école, plus libre, qui dessinerait ses moyens en fonction de chaque projet, de la personnalité et de la situation. Une autre école, non d’art mais qui situerait ses étudiant·es dans son champ, qui s’inventerait sans décret et où le cadre s’adapterait souplement. Ce projet s’appelle Level Up. Il accompagne une douzaine d’artistes de textes et de corps pour une durée de deux ans.

Saisir et rebondir

Le rôle de Rosa Gasquet consiste à repérer (repérer non pour programmer – comme le sont parfois ces démarches qui propulsent directement les jeunes talents dans l’arène), puis à aider la personne (qui veut devenir artiste ou pas) et à définir ses objectifs. Viennent alors les étapes de cette professionnalisation, sans limite d’âge, qui passe par des mises en résidences, des try out, des rédactions de projets, des commandes ou publication…

Cela passe aussi par la mise en relation avec des partenaires (comme la Maison Poème, le Centre Culturel Jacques Franck, le bar lesbien Crazy Circle…) et la rechercher de ressources (carnet d’adresses, contacts et finances pour rémunérer et payer).

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Car il ne serait pas juste de professionnaliser sans aborder la question de l’argent, de même qu’il ne serait pas juste de ne pas mesurer les effets de la lourdeur d’une production versus la liberté de créer. C’est dans ce sens que créer est politique, militant et conscient.

Des formes ont débarqué

Lisette Lombé : poétesse nationale ; Joëlle Sambi et Hendrick Ntela : artistes en résidence au Théâtre Nationale Wallonie-Bruxelles, Marie Darah : championne d’Europe de Slam… Toujours en recherche d’émergence et de nouveauté, les nouvelles directions des maisons de culture ne sont plus rares à se tourner vers de Lezarts urbains. Pour prendre conseil, pour suggestions, elles font appel à Rosa qui, elle-même, fait appel à elles… Le sens de la médiation culturelle serait-il en train d’être corrigé en un va-et-vient qui n’est plus à sens unique ? Il semble bien !

Il faut reconnaître l’évolution. Les directions travaillent beaucoup plus en réseaux qu’avant, avec plus d’humilité. Elles ne vénèrent plus ces figures de directions éclairées qui détectaient les nouveautés. Rosa Gasquet et Lezarts urbains font partie dans les opérateur·ices qui comptent pour tracer de nouvelles politiques culturelles.

Gageons qu’elles ne soient pas récupérées par une inscription dans de nouveaux décrets, mais que ceux-ci s’inspirent d’elles, pour ouvrir les possibilités de répondre aux artistes, dans le même esprit qui leur est vital et nécessaire : leur urgence à dire – et à être produits.

*Touche à tout dans le domaine des arts de la scène, Virginie Jortay a réalisé des spectacles de théâtre, des mises en voix et en espace, des décors sonores. Enseignante à l’INSAS et à l’ESAC, elle a décidé en 2013 de mettre de côté sa pratique artistique pour diriger le cursus de formation supérieure en arts du cirque de l’ESAC à Bruxelles. Elle enchaîne la fin de son mandat avec la direction des études et de l’insertion professionnelle au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. C’est en 2021 qu’elle publie son premier roman, Ces enfants-là, aux Impressions Nouvelles. Depuis, elle décide de consacrer son temps à ses propres projets et retrouve le plaisir de ses activités artistiques passées.

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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