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Exorciser les cyberviolences par la fiction

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Par Sarra El Massaoudi pour Les Grenades

Mai 2021. Ihsane Haouach est nommée commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Très vite, l’entrepreneuse sociétale est la cible d’attaques exigeant qu’elle soit démise de ses fonctions.

En cause : le foulard qu’elle portait déjà au moment de sa nomination. Choisie par Ecolo, Ihsane Haouach devient notamment la cible du président du MR, qui affirme défendre la neutralité de l’État dans des tweets largement relayés par les médias. Les réseaux sociaux s’enflamment.

Ce cyberharcèlement vécu comme sexiste et islamophobe pousse l’entrepreneuse sociétale à démissionner six semaines après son entrée en poste. Mais l’emballement médiatique repart de plus belle quelques jours plus tard : le bruit court qu’une note de la Sûreté de l’État serait à l’origine de cette démission.

Cette note, intitulée Récente nomination Ihsane Haouach, précise que l’ancienne commissaire du gouvernement est connue des services de la Sûreté en raison de "contacts étroits avec les Frères musulmans". Elle indique aussi que ces éléments doivent encore être évalués et que "pour autant que nous le sachions, Ihsane Haouach elle-même n’est pas membre des Frères musulmans et n’a jamais attiré l’attention en raison de positions extrémistes concrètes".

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De cette expérience, "la plus douloureuse" de sa vie professionnelle, Ihsane Haouach tire aujourd’hui C’est pas personnel, un livre qui vient d’être publié aux Editions Academia. Le roman fiction s’inspire de sa propre histoire mais aussi de celles d’autres femmes victimes de cyberharcèlement. "Cela permet à d’autres personnes de se retrouver dans le récit et ça montre que les faits ne sont pas si importants : ce qui compte, c’est le ressenti qu’il y a derrière", explique-t-elle aux Grenades.

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L’écriture agit pour elle comme une thérapie. Grâce à ces moments d’introspection, elle se pose et extériorise ses sentiments, ce qui lui permet d’avancer avec la volonté d’outiller d’autres femmes qui vivent des situations similaires. "Ce n’était pas facile mais je me suis dit que je devais parler publiquement de ces faits-là et de mes émotions pour que ça puisse servir aux femmes victimes de harcèlement, pour qu’elles ne sentent plus seules."

Accepter son statut de victime

Ce livre, c’est aussi sa manière d’outiller les premières concernées, notamment en réhabilitant le statut de victime. Face aux violences, reconnaître son statut de victime est en effet primordial pour demander de l’aide et des réparations. Autrement dit, pour demander justice. Cette étape est cependant loin d’être évidente tant l’image des victimes est connotée négativement dans notre société. "On a cette image des victimes comme des personnes qui n’ont plus rien, qui sont foutues. Ce qui m’a aidée, c’est de me rendre compte qu’on peut être une victime sans être détruite."

Un processus qui a demandé du temps à Ihsane Haouach mais qui a fini par porter ses fruits : "Aujourd’hui, je peux dire que j’ai été victime de cyberharcèlement et que je m’en sors."

Se recentrer sur l’essentiel

Et justement, pour se sortir du harcèlement dont elle est victime, Léa, l’héroïne de C’est pas personnel décide de reprendre le contrôle sur sa vie. Dans le livre, elle raconte : "J’ai décidé de ne pas appeler à l’aide non plus, d’être mon chevalier sur la jument blanche. J’en suis capable. Dire que je me suis privée de moi-même pendant autant de temps."

Ihsane Haouach avoue s’être aussi un temps, privée d’elle-même. Dépassée par les vagues de cyberharcèlement, elle ne sait pas comment réagir et laisse les autres décider pour elle. "On se retrouve dans une situation où tout le monde a l’air de savoir mieux que nous ce qu’il faut faire : signaler les insultes sur X (ex-Twitter), déposer plainte, etc. Mais ils ne se rendent pas compte de l’énergie et du temps que cela demande, tout ça pour que rien ne change."

Je me suis dit que je devais parler publiquement de ces faits-là et de mes émotions pour que ça puisse servir aux femmes victimes de harcèlement, pour qu’elles ne sentent plus seules

Pour elle, reprendre le contrôle, c’est donc revenir à ses besoins personnels et suivre son instinct. "On n’est jamais sûre que la décision qu’on prend est vraiment la bonne donc autant faire ce qui est juste pour nous à ce moment-là."

Et pour se recentrer sur l’essentiel, rien à faire, il faut réussir à se déconnecter au maximum des réseaux sociaux. Tout comme Léa, Ihsane Haouach triche de temps en temps et jette un œil sur les réseaux où elle tombe immanquablement sur des commentaires qui la ciblent. Pour éviter de trop s’y perdre, elle se force parfois à laisser son téléphone à la maison quand elle sort. Reprendre le sport, passer des moments en famille et marcher en forêt l’aident à prendre du recul. "Reprendre des activités pour moi, qui me forcent à penser à autre chose et à lâcher mon téléphone m’a fait énormément de bien."

L’importance des petits mots

Confrontée à des cyberattaques, une personne victime de harcèlement a aussi besoin de se sentir entourée et comprise. Pourtant, constate l’entrepreneuse sociétale, très peu d’espaces permettent d’accueillir les victimes dans un cadre bienveillant où partager leurs ressentis en toute sécurité. Raison pour laquelle C’est pas personnel s’adresse aussi à l’entourage des personnes victimes de cyberharcèlement, afin qu’elles les accompagnent mieux.

Dans mon cas, cela s’est aussi traduit par des attaques dans la rue et par de la violence au travail

Parmi les conseils de l’autrice, y compris lorsque vous ne connaissez pas personnellement la victime : les messages. Les petits mots de soutien participent aussi à remonter le moral et la confiance. Ils permettent à la personne concernée de ne pas être uniquement le réceptacle de messages insultants ou haineux.

Quand vous le pouvez, prenez aussi la parole publiquement pour défendre et soutenir la personne concernée. "Dans mon cas, peu de personnes ont osé écrire des cartes blanches ou répondre aux journalistes. Les gens sont un peu défaitistes, ils pensent que cela ne va rien changer alors que chaque voix compte, surtout quand les haters sont pleinement présents sur les réseaux sociaux."

Réformer la justice

Malgré le soutien des proches et de la société civile, l’héroïne de C’est pas personnel souligne la profonde solitude des victimes de harcèlement : "Encore des années à porter cela sur ses épaules, seule malgré le soutien. Car oui, même si on a la chance d’avoir du soutien familial, amical, professionnel, on reste seule face à l’agression, affirme Léa dans le livre. J’ai vu le mal que cela génère. Je ne veux pas de cela. Finalement, même si je réussis à gagner le procès, n’aurais-je pas perdu la bataille ?"

Une solitude encore renforcée par l’impunité quasi totale dont jouissent les cyber-harceleurs. Les opinions punissables publiées sur les réseaux sociaux sont de l’ordre du délit de presse. Problème : la majorité de ces délits de presse (à caractère non raciste ou xénophobe) doivent être jugés par une cour d’assises, c’est-à-dire par un jury populaire. Ce type de procédure étant coûteuse et compliquée à mettre en place, les auteurs de ce type de délits ne sont dans les faits pas poursuivis ou condamnés.

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"Il est temps de réformer la justice pour qu’elle prenne en compte cette forme de violence. Sur le Net, on peut t’accuser de tout et de rien et c’est à toi de prouver que c’est faux, ajoute Ihsane Haouach, qui précise que plusieurs procédures judiciaires sont en cours suite à la campagne de cyberharcèlement dont elle a été victime. J’aimerais pouvoir demander aux personnes qui m’attaquent qu’elles prouvent que ce qu’elles disent est vrai."

Se pose par ailleurs la question des comptes anonymes, très nombreux en ligne. Une même personne peut ainsi créer plusieurs comptes pour harceler quelqu’un·e. "Cela ne devrait pas être possible d’attaquer les gens sans dire qui on est. A l’heure actuelle, si on ne peut pas prouver qui est derrière le compte anonyme, la justice ne fait rien."

Les réseaux sociaux, terres d’opportunités et de violences

Dans ce contexte, la présence en ligne et la liberté d’expression des femmes sont drastiquement réduites. Selon une étude de The Economist Intelligence Unit, 85% des femmes dans le monde étaient exposées à de la violence sur Internet en 2020. "Les femmes sont 20% moins susceptibles que les hommes d’utiliser l’Internet, mais 27 fois plus susceptibles d’être victimes de harcèlement ou de discours de haine en ligne, lorsqu’elles le font", précise Csaba Körös, ancien président de l’assemblée générale des Nations Unies.

Et cette violence n’existe pas uniquement en ligne : elle se prolonge dans le quotidien des victimes. "Dans mon cas, cela s’est aussi traduit par des attaques dans la rue et par de la violence au travail, avec des clients qui annulent des contrats parce qu’ils ne veulent pas être associés à moi par exemple."

Conséquence : le rapport aux réseaux sociaux des femmes victimes de cyberharcèlement change radicalement. Les quitter est une option qui a un coût professionnel, dans la mesure où elle prive les personnes concernées de visibilité et d’espaces de réseautage. Y rester a aussi un prix qui pèse notamment sur la charge mentale des victimes. "Je réfléchis beaucoup plus à tout ce que je publie, reconnaît Ihsane Haouach. J’essaie de revenir à un état de spontanéité mais je sais que la moindre chose peut se retrouver partout donc je dois systématiquement faire attention à ce que mes propos soient inattaquables pour le public auquel je m’adresse. C’est épuisant !"

Malgré cette charge constante, l’entrepreneuse sociétale confie s’être un peu réconciliée avec les réseaux sociaux ces derniers temps. "Je refuse de m’auto-censurer comme je l’ai fait au début."

Avec C’est pas personnel, elle franchit probablement une nouvelle étape vers une liberté d’expression retrouvée.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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