Littérature

"Le couteau" de Salman Rushdie répond à la violence par l’art

© Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

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Par Sophie Creuz

Quinze coups portés, qui lui coûteront un œil et l’usage d’une main. Dans son récit "Le couteau", l’écrivain Salman Rushdie revient sur cette terrible agression dont il a été victime, perpétrée par un jeune assaillant radicalisé, trente ans après qu’une fatwa a été lancée contre lui.

Un récit événement, autour de l’agression de Salman Rushdie

"Le couteau" de Salman Rushdie est paru le 18 avril. Il y relate l’agression dont il a été victime et le "miracle" de sa survie.

Ce livre a fait l’objet d’un embargo, de pages jalousement gardées et d’une opération de lancement digne de celle d’Harry Potter. Le marketing est passé par là. Le plus choquant, bien sûr, ce n’est pas cela, c’est la tentative d’assassinat contre un homme, et contre tout ce qu’il incarne : la fantaisie, l’humour, la liberté de la création.

Car ses "Versets sataniques", écrits il y a 30 ans, n’étaient en rien une insulte contre les croyants. Ces foutus versets, serait tenté de dire leur auteur, parce que ce roman – qu’il considère modestement comme "une œuvre d’art remarquable" – est passé à la postérité, au pire comme un brûlot blasphématoire, au mieux comme un roman illisible. Ce qu’il n’est pas non plus pour qui goûte l’inventivité débridée de Salman Rushdie qui a fait des territoires de l’imaginaire, des Républiques où vivre les fantasmes et les utopies. L’Ayatollah Khomeiny ne l’a évidemment jamais lu, pas plus que ce jeune américain gavé de slogans djihadistes, qui n’était même pas né quand le livre fut publié.

Un livre, parmi la vingtaine de romans et les remarquables essais littéraires, écrits par Salman Rushdie qui est un lecteur extrêmement cultivé, qui butine partout, à travers les âges, les genres, les mythologies, les religions et les cultures. Précisément ce que les ayatollahs de tous poils, d’où qu’ils soient, ne supportent pas.

C’est de cela qu’il est coupable – à leurs yeux – il incarne le contraire de ce vers quoi se précipite notre époque. Voilà un Pakistanais musulman laïque, élevé en Angleterre, nourrit à la littérature européenne mais aussi hindoue, arabe, aux fables de l’enfance, à la philosophie libérale, à la poésie et au rock’n’roll. Bref, c’est un homme qui pense par lui-même, qui se forge sa propre conduite, une morale au seul regard de sa conscience, qui choisit son Walhalla personnel sans guide suprême pour lui tapoter sévèrement l’épaule. Salman Rushdie marche à contre-courant de ce XXIe siècle, de plus en plus sectaire, puritain et réducteur.

C’est donc bien l’écrivain avant l’homme qu’on a tenté d’éliminer. Et triste ironie, il allait donner ce jour-là près de New York, une conférence pour dire l’importance de créer des lieux sûrs pour les artistes en danger.

Voilà le genre de réflexions que vous trouverez dans ce livre mais entrecoupées par le compte rendu détaillé de l’attaque, du sauvetage, de l’hospitalisation, de sa convalescence et de l’amour de sa famille, qui contrebalance le paquet de haine dont il est l’objet dans des pays où il ne peut plus mettre les pieds.

© ANGELA WEISS / AFP

Entre louanges, conversations nunuches et réflexions philosophiques

Hélas, et faut-il y voir là l’effet pervers de l’américanisation et de l’Américain qu’il est devenu depuis une vingtaine d’années, la grande partie du livre est composée de louanges, voire d’auto-louanges, et des conversations privées et assez nunuches qu’il a avec sa jeune épouse, la cinquième, exceptionnelle, talentueuse, aimante et aimée. Tant mieux, on leur souhaite le meilleur mais cela méritait à mon avis, juste un chaleureux incipit.

En revanche, quand Rushdie se rappelle qu’il est écrivain et grand lettré, il se livre à considérations plus éclairées et éclairantes sur la littérature, sur Shakespeare en particulier et sur la manière dont la fiction, elle, entre dans tous les paradoxes du Mal et des vérités multiples.

Salman Rushdie incarne à l’évidence, et avec maestria, tout ce qui est menacé et qui est à sauver d’urgence : l’ironie, l’impertinence, la liberté d’expression, l’humour, l’imagination qui permet de se mettre à la place d’un autre, de ressentir, d’éprouver et de sympathiser. Un monde dont n’a pas même idée son jeune agresseur, programmé aux ordres stériles et haineux d’Imams auto-proclamés, diffusés sur YouTube.

C’est aussi ce qui apparaît dans ces pages, inégales, vous l’aurez compris : le rétrécissement mortifère des sphères d’influences, des connaissances et des rencontres réelles, entre gens qui ne pensent pas la même chose. Comme aurait voulu le dire Salman Rushdie à son agresseur, et je le cite : " l’art est l’essence même de notre humanité. Il défie l’orthodoxie, il survit à ceux qui l’oppriment."
Et, je le cite encore, " le couteau, le seul qui vaille est celui du langage, capable d’ouvrir le monde. "

" Le couteau " de Salman Rushdie, traduit par Gérard Meudal, parait aux éditions Gallimard.

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