Faut-il taxer le chauffage selon les émissions de CO2 ? Cette proposition européenne fait polémique

Les factures de chauffage pèsent lourdement sur les budgets de 50 millions d’Européens en situation de précarité énergétique.

© JONAS HAMERS – BELGA

Temps de lecture
Par Myriam Baele

Ce n’est jamais un bon moment : la facture de chauffage s’accompagne d’une petite ou grande poussée de stress pour beaucoup de monde. Aujourd’hui, 50 millions d’Européens sont en situation de précarité énergétique. Or ce poste important du budget des ménages est en augmentation pour ceux qui se chauffent au gaz naturel.

Mais une autre nouveauté pourrait encore alourdir la note.

C’est une proposition législative de la Commission européenne dans le cadre de son Green deal. Une idée qui ne passera peut-être pas la rampe puisqu’à peine émise, elle suscite une levée de boucliers d’Eurodéputés, d’Etats européens, d’associations.

La Commission propose un "marché du carbone", un ETS, pour les carburants à la pompe et les combustibles de chauffage. Décodage.

Instaurer un "ETS" pour le chauffage, qu’est-ce que ça voudrait dire ?

"ETS", c’est un acronyme anglophone pour dire "Emission Trading System".

C’est un système déjà imposé à plusieurs secteurs industriels fortement polluants, pour les pousser à limiter leurs émissions de gaz à effet de serre ou bien à payer, selon un prix du carbone fixé. Dans le cadre du Green deal, ce système sera renforcé et étendu à de nouveaux secteurs, dans la volonté d’atteindre l’objectif européen de neutralité carbone pour 2050.

Mais la Commission européenne veut réduire toutes les sources de gaz à effet de serre : elle souligne l’urgence d’agir à tous les niveaux. Or le chauffage domestique est une source importante d’émissions aussi. Dans un paquet de 12 propositions publiées le 14 juillet, elle propose un nouveau marché du carbone spécifique au chauffage et au carburant à la pompe, semblable à celui de l’industrie.

Ce nouvel "ETS" serait imposé aux distributeurs de combustibles, mais ceux-ci répercuteraient probablement le surcoût sur les factures des ménages.

La Fédération belge des négociants en combustibles et carburants ne le dément pas :"De toute façon, quelle que soit l’énergie, on aura d’office une augmentation du prix du kilowatt/heure" dit Olivier Neyrink, directeur technique, "donc cette taxation du CO2 va engendrer une augmentation du vecteur chauffage que le citoyen lambda va devoir utiliser."

Quels seraient les combustibles de chauffage concernés ?

Cela dépend du mode de calcul.

La volonté de la Commission est de taxer les combustibles selon leurs émissions de CO2. Si l’on calcule ces émissions "à la sortie de la cheminée", le charbon est le combustible le plus polluant. Selon les chiffres de la Fédération belge des négociants en combustibles et carburants, le charbon chauffe encore quelque 60.000 ménages en Belgique. Ensuite viendraient le bois, selon la manière dont il est consumé, et le mazout.

Mais si dans le calcul, on inclut le CO2 émis lors de la production de ces énergies, le classement serait tout autre : le bois serait mieux classé puisque les arbres, en poussant, pompent du CO2. Tandis que le gaz naturel serait moins bien classé, puisque l’extraction du gaz et son transport en pipelines sont émetteurs de gaz à effet de serre. L’électricité aussi serait alors touchée par ce surcoût, selon la part d’énergie fossile qui intervient dans la fabrication de l’électricité.

C’est ce modèle de "taxation de toute la chaîne de production" qu’il faut adopter, plaident en tout cas les secteurs du mazout, du charbon et du bois. "En combustion "finale", il est vrai que les combustibles fossiles liquides ont un déficit en matière de CO2, mais si on analyse toute la chaîne de production, nous (NLDR : le mazout) sommes équivalents au gaz naturel." commente Olivier Neyrinck pour la Fédération belge des négociants en combustibles et carburants. Il conclut son plaidoyer :"il ne faut pas que le monde politique privilégie une énergie par rapport à une autre en matière de taxation CO2. "

Les représentants de ces différentes énergies mènent ainsi un lobbying très actif sur les modalités pratiques de cette proposition.

Selon le modèle qui sera retenu, l’impact sur les factures variera. Mais dès aujourd’hui, certaines projections évaluent l’impact d’un ETS lié au dégagement de CO2 à la combustion, tel que proposé par la commission.

Peut-on déjà estimer l’impact sur nos factures de chauffage ?

Les projections sont très variables.

L’une d’elles, basée sur un système de taxation carbone déjà utilisé en Allemagne, retient l’attention de la Confédération européenne des syndicats (ETUC). Elle estime le surcoût entre 300 et 400 euros par an, par ménage, en moyenne.

L’ETUC relève que ce surcoût pèsera de façon très inégale sur les citoyens européens. "On sait qu’une taxe carbone, comme toute taxe, affecte de façon disproportionnée les ménages à faible revenus" commente Ludovic Voet, secrétaire confédéral, "un ménage pauvre consacre une part plus importante de son revenu au chauffage qu’un ménage aisé".

Les logements des ménages précarisés sont souvent moins bien isolés et leur système de chauffage, moins innovant. Ces ménages seraient par ailleurs plus longtemps captifs de ce surcoût, puisqu’ils ne peuvent pas rapidement investir dans un nouveau système de chauffage et une meilleure isolation.
À cela s’ajoute une autre inégalité, ville/campagne, la ville étant plus connectée au gaz, qui serait a priori moins taxé.
Et enfin les syndicats épinglent un risque d’inégalité Est/Ouest en Europe.

"Quand on compare par exemple la Bulgarie et le Luxembourg, quand on regarde leurs salaires minimaux, on est dans un rapport de 1 à 6 ! On voit évidemment qu’un même prix du carbone, unique, aura un impact très différent d’un pays à l’autre" commente Ludovic Voet. À cela s’ajoute une utilisation plus grande du charbon dans certains Etats de l’est de l’Union, et des hivers plus rigoureux.

Face à cette perspective de voir enfler les factures de chauffage, et par la même occasion une colère sociale, la Commission européenne propose d’instaurer un "Fonds social Climat": 72 milliards d’euros qui seraient à disposition pour absorber la hausse des factures dans les ménages les plus précarisés. Ces fonds viendraient en partie de cette "taxation" du CO2 du chauffage et du carburant du transport routier.

"Le fonds social permettra de compenser !" insistait le Commissaire européen Frans Timmermans à l’annonce de cette proposition d’ETS. "Il permettra aux Etats membres d’octroyer aux citoyens une aide directe aux revenus. Et j’ai conscience de l’anxiété, suite à l’expérience des gilets jaunes… Mais on peut éviter une telle réaction en appliquant bien ce système et les règles de ce fonds social."

Mais de très nombreuses questions subsistent sur ce fonds.

Qui pourrait bénéficier du "fonds social climat"?

La Commission européenne a bien prévu ce "fonds social climat" mais ce serait aux Etats de décider du mode de distribution : ce sont les Etats qui sont compétents pour les matières sociales. L’utilisation de ces fonds dépendrait donc d’un Etat européen à l’autre et aujourd’hui il est difficile de prévoir qui serait aidé et de quelle façon.

Cette proposition de fonds ne suffit pas à rassurer la Confédération européenne des syndicats. Elle salue l’initiative, mais s’interroge : c’est bien de dégager de l’argent pour répondre à la précarité énergétique galopante, mais pourquoi au préalable amplifier cette précarité ? Et n’a-t-on pas d’alternative à faire payer aux citoyens la facture de la transition climatique ?

L’ETUC craint aussi que ce fonds ne soit pas alimenté de façon juste : les plus riches pourront plus rapidement investir dans un mode de chauffage sans CO2, supprimer ce surcoût… Et par là même, leur contribution au fonds.

Les syndicats craignent enfin que le fond ne soit pas alimenté de façon suffisante : il pourrait vraisemblablement compenser la hausse des factures des ménages les plus pauvres, mais suffirait-il à financer leurs travaux pour changer de chauffage et améliorer leur isolation, et donc baisser leurs émissions de CO2 ?

Depuis l’annonce de cette proposition en juillet, elle fait polémique au point que son approbation semble déjà fortement compromise, alors que les discussions commencent à peine entre les 27 Etats membres et au Parlement européen. Certains Etats dits "frugaux" ou la Pologne, encore très dépendante du charbon, ont déjà dit leur opposition. De nombreux eurodéputés aussi, ce qui présage une opposition importante au sein du Parlement européen.

L’exemple des gilets jaunes, en France, est cité à répétition. Il a montré que des mesures pour le climat peuvent laisser un goût amer d’injustice sociale, faire exploser une colère et mener, à l’opposé de ce qui est recherché, à un rejet des politiques climatiques.


Suivez toute l’actualité européenne avec Euranet Plus, le premier réseau d’information européenne.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous