Dans quel monde on vit

Le nouveau roman d’Eric Vuillard : l’Indochine, cette guerre que l’on veut oublier

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Par Simon Brunfaut

Au fil des ouvrages, l’écrivain Eric Vuillard est passé maître dans l’art de mêler histoire, littérature et politique. Si dans son livre " L’ordre du jour " (prix Goncourt 2017), il évoquait les débuts du pouvoir nazi à travers l’épisode de l’Anschluss, son nouvel ouvrage, " Une sortie honorable ", aborde un angle mort de l’histoire française contemporaine : la guerre d’Indochine.

 

La guerre du Vietnam et la débâcle américaine ont laissé des marques indélébiles dans notre culture. En revanche, la guerre d’Indochine, qui a eu lieu quelques années plus tôt, est bien souvent reléguée dans les caves de l’Histoire, et notamment dans la mémoire nationale française. Cette situation peut s’expliquer : Cette guerre a été une défaite absolument cuisante pour la France, explique Eric Vuillard.

C’est la seule défaite militaire de l’histoire coloniale. En France, on cherche donc à l’oublier.

Plongeant le lecteur au cœur des années 50, Eric Vuillard nous raconte donc la chute de la France en Indochine en mettant en lumière le cadre politique et financier qui l’a soutenue. Avec méticulosité et férocité, il décrit la logique portée par la classe dirigeante française, pointe les erreurs et les aveuglements des politiciens, de l’Armée, ou encore de la Banque.

Révéler la structure du monde

Avec le temps et au fil des livres, la méthode d’Eric Vuillard s’est affinée : il choisit le moment d’un basculement dans l’Histoire, associé à la guerre ou à la violence, et, à partir de là, scrute les coulisses.

Ce faisant, il ne fait pas œuvre d’historien, mais reste écrivain. " Écrire, c’est essayer de comprendre ", dit-il. On pense que la littérature s’intéresse uniquement à des personnages individuels, mais elle s’intéresse aussi à ce que j’appelle " la structure du monde ".

La littérature essaye précisément de nous faire voir cette " structure du monde ", les inégalités et les rapports de force qui la composent " C’est ainsi à partir du langage, de manière logique, qu’il entame son parcours critique : le lecteur entre ainsi en Indochine avec un guide de voyage de 1923, dont le lexique pour touristes est révélateur (" va chercher un pousse, va vite, relève la capote, baisse la capote, etc. ").

J’ai vu dans ce guide une unité de mesure pour se faire une idée de l’ambiance coloniale.

Derrière ce conflit se révèle donc, tout d’abord, l’horreur de la colonisation : " La colonisation est un " fait social total ", selon l’expression de Marcel Mauss, c’est-à-dire un système d’exploitation d’autrui et des ressources naturelles, mais aussi un dispositif criminel. "

Vuillard décrypte ainsi les mots des dominants et du pouvoir en place : les rapports d’inspecteurs du travail (dans les usines Michelin notamment, où les conditions de travail sont abominables), les discours des députés, les interviews, les correspondances officielles, ou encore les procès-verbaux du conseil d’administration de la Banque d’Indochine.

Et dans cet ensemble, revient cette expression qui donne au roman son titre et qui devient le leitmotiv du pouvoir : " une sortie honorable ". Selon l’écrivain, cette expression est révélatrice de la contradiction de la stratégie française : " La logique du pouvoir était confuse : il fallait continuer la guerre pour l’arrêter. C’est de cette contradiction que va déboucher la défaite de Diên Biên Phu. Mais cette expression recèle aussi une forme de poésie. J’aimais l’idée de tirer une expression de son contexte pour qu’elle résonne contre elle-même. "

Le roman du mépris

Au-delà des circonstances historiques, ce roman est aussi celui du mépris, le mépris de la classe dominante : " le mépris est un dispositif de méconnaissance. Il y a un mépris qui s’ignore au niveau du pouvoir. Les Français étaient dans une position de surplomb, ce qui les a empêchés, par exemple, de prendre la mesure de la qualité de l’armée vietnamienne.

Or, ce mépris subsiste toujours aujourd’hui : " les récits de guerre, du point de vue des soldats vietnamiens, sont très nombreux, mais ils sont largement ignorés. " Dans ce contexte, les élites politiques et militaires ont pu aussi compter sur la complicité d’un système économique totalement cynique :

Le message au niveau de l’institution financière était clair : on ne quitte pas l’Indochine, mais on redéploie les activités. La Banque spéculait ainsi sur la défaite, tout en entretenant la guerre, prétextant que l’abandon de l’Indochine serait une catastrophe économique pour la France.

Avec ce nouveau récit historique décalé, Eric Vuillard laisse donc transparaître plus que jamais sa vision politique du monde, en assignant à la littérature un objectif précis : " La littérature doit faire tomber le tabou des intérêts. "

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