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En immersion derrière les vitrines du quartier Nord: la prostitution est-elle mère de tous les maux ?

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Par Bruno Schmitz

C’est une réalité avec laquelle on a appris à vivre dans le quartier Nord. Les néons roses ou mauves éclairés de jour comme de nuit, avec des dames prostituées derrière vitrines. Certaines sont en transit, d’autres exercent ici depuis des années.

Pour une partie des habitants, elles sont la cause de tous les problèmes. Pour d’autres, il s’agit de voisines sympathiques qu’on a appris à connaître. Mais ces dernières années, la situation a évolué. Davantage de violence. Des pays d’origines des filles qui ont changé. Mais aussi toute une série d’éléments extérieurs qui s’ajoutent et viennent miner la vie du quartier, jusqu’à voir un passant blessé par balle dans la rue il y a quelques mois. Alors, la prostitution est-elle la cause des problèmes du quartier Nord ? Pour le savoir, on vous propose une immersion dans un quartier qui n’a pas toujours bonne réputation.

Au bout de la rue Linné, certaines carrées sont aujourd’hui occupées par des dames venues d’Afrique
Au bout de la rue Linné, certaines carrées sont aujourd’hui occupées par des dames venues d’Afrique © B. Schmitz – RTBF

D’autres visiteurs et usagers du quartier

Pour comprendre la prostitution, il faut d’abord comprendre comment elle s’organise. Ce sont des associations de terrain, celles qui accompagnent ces travailleuses du sexe, qui vont expliquer la géographie du quartier. En face de la gare du Nord, sur la rue d’Aerschot, il y a des filles venues d’Europe centrale et de l’est (Roumanie, Albanie et Bulgarie surtout). Dans les rues qui remontent, ce sont principalement des dames africaines qui s’exposent en vitrine, surtout des Nigérianes. 99% de toutes ces TDS (Travailleuses Du Sexe, c’est le nom employé par les associations de terrain plutôt que celui de prostituées), ne parlent pas le français, me dit-on. Alors, on me conseille d’aller plutôt rue Linné, la rue où exercent les dernières "Belges" du quartier.

Ici, la moyenne d’âge est plus élevée, au-delà des 50 ans. Je frappe à chacune des vitrines de la rue, micro en main, pour demander si l’une des dames accepterait de me parler. Mais la réponse est à chaque fois négative. "On a eu trop de problèmes avec les médias", me lancent plusieurs femmes de l’autre côté des vitres. Finalement, l’une d’elles accepte de sortir sur le pas de sa porte, vêtue d’un simple peignoir. Elle ne veut pas non plus me parler, pour la même raison, mais interpelle alors un homme qui passe devant elle dans la rue. "Lui, va pouvoir tout vous expliquer", m’indique-t-elle.

Le début de la rue Linné
Le début de la rue Linné © B. Schmitz – RTBF

Il porte une moustache grise et un énorme trousseau de clés à la ceinture. "Je suis pensionné, mais je suis là toute la journée parce que je fais des petits travaux pour les propriétaires ici. Je connais toutes les dames ici, depuis plus de trente ans, toutes les petites dames. Qu’est-ce que vous voulez savoir" ?

D’abord si la situation et les choses ont changé ces dernières, comme on me l’avait expliqué les associations ? "Oui, catastrophiquement", lance alors la "petite dame" cheveux blond platine qui était restée sur le pas de la porte pour écouter notre conversation. "Les filles, désormais, elles ne savent plus faire le métier. Ça veut dire qu’elles acceptent beaucoup trop de choses. Vous savez, une prostituée, ça se respecte. Mais aujourd’hui, on se croit à l’abattoir ici", ajoute-t-elle.

L’homme au trousseau de clés (qui ne veut pas donner son prénom) enchaîne : "Il y a d’abord le fait que la commune de Saint-Josse fait désormais tout pour chasser la prostitution. Alors que Schaerbeek la tolère et tente plutôt d’améliorer les conditions de vie, de sécurité et d’hygiène. Vous savez, les rues sont souvent à cheval sur les deux communes.

Si vous croisez cette petite dame-ci dans un centre commercial, jamais vous ne penserez que c’est une prostituée

Ensuite, et c’est le pire, le public ici a très fort changé. Il y a beaucoup de voyous et de dealers à présent dans les rues. Il n’y a presque plus que ça. Dès qu’une porte est ouverte, ils en profitent pour rentrer dans l’immeuble et commencer leurs trafics. On retrouve de tout. Et, une fois qu’ils sont shootés, cela peut devenir dangereux. Vous savez, ce ne sont pas les prostituées qui posent problème. Par exemple, si vous croisez cette petite dame-ci dans un centre commercial, jamais vous ne penserez que c’est une prostituée. Mais aujourd’hui, toutes ces braves dames, qui ont atteint un certain âge, elles préfèrent arrêter et partir. Elles ne se sentent plus en sécurité. Vous n’avez qu’à rester ici quelques minutes pour le voir".

L’inspecteur principal Johan Debuf, en charge du service traite des êtres humains à la zone de police Bruxelles-Nord
L’inspecteur principal Johan Debuf, en charge du service traite des êtres humains à la zone de police Bruxelles-Nord © B. Schmitz – RTBF

Effectivement, cinq petites minutes plus tard, un premier jeune homme s’approche de moi, en titubant. Il veut dire un mot au micro. En fait, il crie dedans. Et m’explique ensuite que, s’il est venu dans cette rue, c’est (un peu) pour voir les filles, mais surtout pour acheter de la marijuana. Un autre homme nous rejoint deux minutes plus tard en vêtements troués et l’air débraillé. Il explique être lui-même consommateur de drogues et ne cache pas que le quartier est rempli de trafic de stupéfiants. "Mais les gens qui viennent vendre ici ne sont pas du quartier, ils viennent d’ailleurs", lance-t-il avant de s’éloigner en direction des vitrines. "Moi, j’aime bien les mamas", rigole-t-il.

Au commissariat de police situé à côté de la Gare du Nord, l’inspecteur principal Johan Debuf confirme le constat de l’homme au trousseau de clés. "Le problème, c’est que le bon client ne vient plus ici. Le bon client, c’est un travailleur ou un homme d’affaires en déplacement dans un hôtel du quartier. Il a de l’argent, va voir les filles et veut que tout se passe dans le calme et la discrétion, sans être repéré. Mais, ce bon client, il ne se sent plus à l’aise désormais. Il préfère s’organiser par internet et rencontrer une fille dans un appartement discret d’un autre coin de Bruxelles. Du coup, ici, au quartier Nord, il faut faire avec ce qui reste.

Ils ne se contentent parfois pas de "gérer" les filles. Mais ils organisent aussi des trafics

Des clients moins recommandables, parfois drogués, violents ou qui ne veulent pas payer. Le meurtre d’Eunice, une prostituée nigériane, en 2018 a été un traumatisme dans le quartier. Depuis, beaucoup de dames sont "encadrées par un service de protection". Les prostituées nigérianes par exemple se retrouvent souvent sous la coupe d’une ancienne prostituée, une "mama", à qui elles doivent rembourser les frais de leur venue en Europe. Ces "mamas" font désormais appel à ce qu’on appelle des fraternités. Il s’agit de groupes de jeunes hommes qu’on fait venir du Nigéria pour protéger les filles. Pour les dames d’Europe de l’est, près de la gare, elles sont parfois sous la coupe de leur compagnon, dont elles sont tombées amoureuses, et qui profite de leur vulnérabilité pour les prostituer et, au passage, prendre une (bonne) partie de leurs gains. Ces compagnons, comme les membres des fraternités, ne se contentent parfois pas de "gérer" les filles. Mais ils organisent aussi des trafics dans le quartier et profitent de leurs positions pour se faire un territoire. Cela provoque des rivalités, des bagarres et des règlements de comptes. La prostitution n’est pas le problème. Le problème, c’est que ce quartier vit 24 heures sur 24 et, du coup, attire de nombreuses activités louches qui peuvent s’y développer".

Ne dites pas "prostituées", mais "voisines" aux seniors de Biloba

L’association Biloba (bâtiment en briques à gauche de la rue) est située directement en face d’une carrée de prostitution (maison blanche à droite)
L’association Biloba (bâtiment en briques à gauche de la rue) est située directement en face d’une carrée de prostitution (maison blanche à droite) © B. Schmitz – RTBF

Un peu plus loin, dans une rue parallèle à la rue Linné, un petit panneau accroché à une façade en briques attire mon regard : Maison Biloba. Juste en face, une dame me fixe derrière sa vitrine éclairée aux néons. La scène a quelque chose de cocasse puisque sur la sonnette de Biloba, je découvre que l’association organise des activités pour les personnes âgées. Ce jour-là, c’est atelier chanson. Et pendant que certains enchaînent les airs rythmés et les vocalises, d’autres conversent tranquillement à la table du joli patio situé à l’arrière de l’association. 

Un atelier chant au sein de l’association Biloba
Un atelier chant au sein de l’association Biloba © B. Schmitz – RTBF

"Moi, ça me dérange pas, je suis un homme", explique Raphaël à propos de la prostitution dans le quartier. "Même que je ne regarde pas. Ça sert à rien, à mon âge, d’être excité pour rien", rigole-t-il. "Ce sont devenues des voisines", complète papa Eric.

Papa Eric et d’autres habitants des lieux dans le patio arrière de l’association Biloba
Papa Eric et d’autres habitants des lieux dans le patio arrière de l’association Biloba © B. Schmitz – RTBF

Un grand sourire aux lèvres, Sophie Hecq, la responsable des lieux, précise les choses. "C’est vrai qu’on est dans une rue un peu particulière, avec des carrées de prostitution. Mais, nous, on considère ces carrées comme des voisines. Certaines nous font signe le matin quand on arrive. On a déjà fait des barbecues ici à l’intérieur, eh bien ces voisines étaient les bienvenues et certaines nous ont rejoint pour participer.

En fait, ce qui est plus problématique pour les seniors, c’est tout d’abord le public que la prostitution amène, surtout le soir ou pendant la nuit. On peut avoir des nuisances secondaires, on va dire, comme des voitures qui klaxonnent ou qui redémarrent très vite, des hommes qui urinent sur les maisons ou entre les voitures. Mais ce ne sont pas les dames le problème".

Sophie Hecq est la responsable de l’association Biloba
Sophie Hecq est la responsable de l’association Biloba © B. Schmitz – RTBF

Plusieurs seniors présents expliquent alors que, pour eux, ce qui est le plus dérangeant dans le quartier, ce sont les déchets. "Il y a toujours une série de crasses sur les trottoirs qu’il faut éviter en marchant. Et puis, il y a les odeurs, c’est souvent dégueulasse dans ces rues, excusez-moi pour le mot".

Il y a beaucoup de déchets abandonnés dans les rues du quartier Nord, même les jours où il n’y a pas de collectes
Il y a beaucoup de déchets abandonnés dans les rues du quartier Nord, même les jours où il n’y a pas de collectes © B. Schmitz – RTBF

"C’est notamment dû à toutes les différentes nationalités qui cohabitent dans le quartier", explique l’inspecteur principal Debuf. "Beaucoup de familles, vu les nuisances du quartier ne vivent et ne restent que quelques mois ici. Souvent, ils ne parlent pas le français ou le néerlandais et ne connaissant pas les règles pour sortir ses poubelles ou les services pour se débarrasser de ses gros déchets. Alors, comme il y a toujours bien un sac ou un dépôt clandestin pas loin, les gens imitent et se disent que, si d’autres le font, c’est qu’on peut le faire aussi. C’est un tout et cette malpropreté participe aussi, et de manière très forte, au sentiment d’insécurité qu’on peut ressentir dans un quartier".

Trafics divers, saletés, visiteurs particuliers, l’inspecteur m’avoue, pour conclure, que "je n’aimerais pas vivre dans un quartier comme ça, je vous le dis franchement. Il y a du travail à faire. Une fois que tout cela est parti, on peut commencer à faire quelque chose de beau avec ce quartier, qui a plein de qualité, dont sa localisation au milieu de tout. Je suis optimiste, mais ces changements, ce sera sans doute pour ceux qui travailleront ici après moi".

 

Tous ces témoignages, et d’autres encore, vous pouvez les retrouver en vous immergeant dans ce nouveau numéro de notre podcast "Le quartier Nord : derrière les vitrines". Episode 2 : la prostitution est-elle mère de tous les maux ?

© B. Schmitz – RTBF

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